Euphorie
Traduction de Эйфория
Quatre icônes posées contre deux bouteilles vides de Bonaqua, un psautier en slavon liturgique, deux tranches de pain faisant office de support pour quelques bougies allumées, une feuille sur laquelle sont inscrits les noms des nombreux parents décédés.
Je me tiens face au miroir. Je porte la robe noire de ma mère et un bandeau en dentelle noué au niveau de ma nuque. Je prends quelques selfies.
La fenêtre de la cuisine est ouverte. On entend une voiture passer. Une vieille pleureuse aux pas lourds se presse vers l’entrée : alors, ils l’ont amené ? Pas encore, ce n’est pas eux, s’écrit ma mère. Je me tiens face au miroir et me maquille : un rose léger pour éclaircir mes lèvres, un bleu scintillant pour souligner la ligne inférieure de mes yeux.
J’ai emménagé à Moscou quatre ans plus tôt. Après mon arrivée, je me suis coupé les cheveux, j’ai jeté ma trousse de maquillage et j’ai commencé à porter des vêtements pour hommes surdimensionnés. Je vivais entre les stations Université et Prospekt Vernadskovo. Je restais jusqu’à la fermeture dans la salle de lecture du premier bâtiment des sciences humaines de l’université ou dans la bibliothèque du septième étage de la DSV1.
Une fois mon travail de fin d’études défendu, je suis rentrée chez moi pour quelques semaines. Peu après mon retour, mon père a une nouvelle fois été hospitalisé. Je suis allée faire des courses avec ma mère. C’était un jeudi, le 20 août, vers midi. Nous sommes entrées dans le Colisée après avoir tourné rue Lénine en direction de l’école. Il faisait chaud dans l’épicerie. Ma mère a pris du pain et des petits sachets de graine de millet. Son téléphone, rangé dans son sac, s’est mis à sonner alors que nous étions en train de payer. Elle a décroché. Une seconde plus tard, elle est devenue toute pâle et a beuglé quelque chose. Elle m’a regardée : ton père est mort. La vendeuse — une femme bien en chair, portant un tablier lilas sale bordé d’un étroit liséré blanc — a braqué ses yeux sur nous : quelque chose ne va pas ?
Deux jours plus tôt, je passais devant l’hôpital à vélo. Je scrutais chaque fenêtre ; j’essayais de deviner dans quelle chambre était mon père ; j’ai crié : je te déteste, j’espère que tu vas crever*.
J’ai commencé à détester mon père vers mes dix ans, voire avant, mais avant, je ne tenais pas de journal intime. En parcourant ces pages, je redécouvre des anecdotes concernant mes amis de l’école ; des coupures de journaux contenant des photos de notre village ; des mots d’amour que Roma, un de mes camarades, m’envoyait pendant les cours ; des dessins de cœur accompagnés de son nom. Je retrouve des histoires qui parlent de mon insupportable petit frère, de ma mère et de sa beauté, des folies de mon père, de ma peur de l’acné, de ma mère qui me demande d’empoisonner mon père, du fait que je le déteste, que je souhaite sa mort, de mes rêves d’ailleurs. Je tombe également sur une page dédiée aux mots qu’on m’adressait à la maison : ordure, jument, pute, saleté, hermaphrodite, monstre, morveuse, profiteuse, connasse, abrutie, vermine, crapule.
Il m’appelait une fois tous les deux mois environ, le samedi. J’étais généralement en train d’étudier dans le dortoir à ce moment-là. Si je répondais, c’était sans envie, avec mépris. Il m’a appelé le week-end avant que je défende mon travail de fin d’études alors que je préparais une trace d’amphétamine sur l’écran de mon téléphone. J’ai décroché et mis en haut-parleur : Ta mère m’a dit que tu rentres bientôt, tu voudras de la vodka ? Je n’ai rien répondu, les yeux rivés sur mon téléphone. Allô ? Bordel t’es là ? J’ai raccroché, sniffé la trace, et me suis remise au travail.
Il est venu à Moscou avec un de ses amis pour récupérer mes affaires après que j’ai obtenu ma licence. Il a commencé à m’appeler à cinq heures du matin pour que je lui indique le chemin. Arrivé devant le bâtiment principal de la MGU2, il m’a encore appelé : On est devant une espèce d’énorme immeuble avec une étoile au sommet. On va où maintenant ?
Une odeur âpre et tenace d’alcool imprégnait l’air dans le salon, qui était pratiquement devenu sa chambre. Les murs en aggloméré étaient parsemés de trous recouverts de papier peint qui se décollaient à leurs extrémités. Le revêtement en velours brun du vieux canapé luisait de crasse. Un large creux ovale sur son assise dessinait la forme d’un corps. En revenant du Colisée, nous avons immédiatement commencé à rassembler ses affaires. Sans échanger le moindre mot, nous avons jeté les sachets qui contenaient ses vêtements, des plaquettes de pilules vides, un tensiomètre, des lunettes tordues pour presbyte et des certificats médicaux froissés dans des sacs poubelles noirs. Plusieurs bouteilles de vodka vides et des paquets de cigarettes écrasés gisaient derrière le canapé. Dans l’ouverture entre le dossier et l’assise, nous avons aussi retrouvé quelques allumettes taillées à une extrémité, deux fourchettes sales, un morceau de journal et le couvercle arrière d’une télécommande.
J’arrosais le parterre de concombres quelques jours plus tôt. Une odeur infecte de fumier pourrissait dans la chaleur jaune-vert suffocante du potager. Alors que je me dirigeais vers la remise pour y ranger l’arrosoir, j’ai aperçu mon père dans l’encadrement de la porte du bania. Il était assis, les mains appuyées au sol. Son corps, son énorme corps rouge-brun plissé tremblait et vacillait vers l’avant. Je lui ai demandé : Tout va bien ? Il a répondu : Bordel non, Katia en me regardant de bas en haut.
Je range mon rouge à lèvres et mon crayon dans ma trousse de maquillage et je sors de la maison par la remise. Je m’arrête à l’entrée du bania et regarde le perron vide. J’écoute du IC3PEAK et je commence à danser.
J’aurais voulu te prendre dans mes bras comme cette fois-là, ce jour où je t’ai vu pleurer, par terre, dans le salon. Nous sommes seuls : ma mère vient de se précipiter hors de la maison en sanglots, mon frère est à la garderie. Katia, je ne voulais pas faire ça, je ne voulais pas. C’est elle… Je ne voulais pas, Katia. Voilà ce que tu m’as dit en me regardant droit dans les yeux. Je veux m’approcher, papa ; je ne t’avais jamais vu comme ça. Je veux te réconforter, mais j’ai peur, papa. Alors je reste là, appuyée contre l’embrasure de la porte.
Il est mort aux toilettes. Il a trop forcé, assis sur la cuvette ; son cœur n’a pas tenu. On l’a retrouvé mort et tout bleu. Il avait 46 ans.
Je suis assise dans la cuisine, je regarde par la fenêtre. Quelques personnes fument dehors. D’autres, une trentaine, se signent et s’inclinent de concert avec les trois vieilles pleureuses dans le salon. D’autres encore chuchotent et pleurent dans le vestibule. J’entends ma mère parler avec quelqu’un : Je comprends pas, qui est-ce qu’on enterre ? On enterre Sasha, Irina. Comment ça, Sasha ? Viens avec moi, Irina, on va prendre un calmant. Une vieille inconnue vient vers moi. Elle essuie ses larmes et remet mes quelques mèches rebelles en place sous mon bandeau : T’es sa fille non ? Quel homme au grand cœur, j’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi bon ! Il me prêtait toujours de l’argent quand il m’en manquait pour acheter du lait. Elle sort une grappe de sorbier séché de son sac. Et son sourire ! Quel homme merveilleux, doux Jésus … Elle se penche vers moi, pose sa main ridée sur mon épaule et me chuchote à l’oreille : Prends cette grappe de sorbier, accroche-la au plafond, dans un coin, pour qu’il vienne pas la nuit.
Il fait noir quand je pense à mon enfance. Parfois, la lampe de la cuisine lève le voile sur cette obscurité : une fillette qui me ressemble est agenouillée à côté de sa mère étendue au sol. Elle essaie de la protéger, son corps comme bouclier. Un énorme pied d’homme s’écrase sur le ventre de la mère. Une énorme main d’homme repousse au loin la fillette.
Quelques hommes sortent avec un cercueil bleu et ouvert sur les épaules. Ils emportent, hors de la maison, le corps sans vie de son propriétaire. Ils déposent le cercueil sur trois tabourets vernis. Les gens se rassemblent tout autour, forment des rangées. Moi, je reste près de la clôture. Ma mère et mon frère s’approchent de mon père. Ils pleurent et embrassent la dépouille sur le front. Mon grand-père s’agrippe aux parois du cercueil de la main gauche et se signe de la main droite. Il se fige, tombe à genoux, fond en larmes.
Le prêtre enfonce péniblement une bougie dans les mains raides. Si vous gardez de la rancœur envers le serviteur de Dieu défunt, Alexandre, il est temps de lui pardonner.
Je me mords la joue jusqu’au sang.
À la sortie de l’église, la sœur de mon père, en larmes, nous crie, à mon frère et moi : Alors, vous voilà maintenant orphelins ! Je me retourne. Ma mère nous regarde.
Je prends une poignée de terre. Voilà ta place à présent papa : six pieds sous terre. Je m’avance précautionneusement. J’essaie de ne pas salir mes belles chaussures noires. J’aime être ici, j’aime regarder mes jambes élancées sous lesquelles se trouve une fosse de trois mètres de profondeur où gît le corps sans vie de mon père. Je prends une poignée de terre et la jette : Mon désir a été plus important que ta vie, papa*.
Ce soir-là, après l’enterrement et la réception funéraire, je rentre à la maison avec du champagne. Ma mère et mon frère sont assis dans la cuisine. Ça va ? Mon frère relève la tête. Il est en pleurs. Je m’assois à côté de ma mère : C’est ce que tu as toujours voulu maman. Maintenant tu es seule et tu peux faire ce que tu veux. Tu peux faire ce que tu veux maintenant maman. Tu peux même déménager, t’as toujours voulu déménager. On peut vendre cette maison et en acheter une autre, une maison sans souvenirs, où t’auras pas besoin de t’occuper du jardin maman. Tu te rends compte maman ? Ça sera merveilleux. Tu peux quitter cet endroit maman, pour toujours, je vais t’aider maman, tu auras une nouvelle vie maman, tu m’entends maman ? Tu m’entends ? Ma mère me tient la main, ma mère reste silencieuse. Ma mère me dit : Katia, toi tu peux aller où tu veux, moi je pourrai pas… Et je dois rester ici, par respect, pour lui… Je lui tiens la main, en silence. Par respect pour lui maman ? Ma mère se lève et s’en va. Mon frère continue de pleurer.
Une semaine après les funérailles, quelqu’un frappe à la porte de la maison. J’ouvre. J’apprends que mon père devait plusieurs centaines de milliers de roubles.
La police nous raconte qu’il volait du métal, qu’il s’était fait attraper et que son ardoise grandissait chaque jour, que ses complices, qui travaillaient dans l’administration, devaient à tout prix rester dans l’ombre, et l’avaient donc forcé à prendre un crédit à son nom. La police ne peut rien pour nous.
Une fois nos dettes payées, j’ai rassemblé les documents dont j’avais besoin pour obtenir un visa pour la Belgique. J’ai longuement discuté avec mon frère la veille de mon départ. Il m’a dit : Je vais rester ici Katia, avec maman, je vais pas aller à Nijni. Elle a besoin de quelqu’un pour l’aider à la maison, avec le bois, la cheminée, le jardin… J’ai répondu : Oui, Vania, ce serait bien.
Je rentre dans le café de l’Université de Bruxelles pour travailler et je dis au serveur : Un espresso, s’il vous plaît. Ma mère m’appelle : elle ne peut plus vivre comme ça, elle va se suicider, elle ne comprend pas pourquoi mon père a ruiné sa vie, pourquoi nous avons dû payer tant de dettes, pourquoi mon frère se comporte ainsi, pourquoi il boit et lui crie dessus, je dois faire quelque chose, lui parler, lui expliquer, car c’est mon frère.
Je raccroche sans écouter jusqu’au bout. Je bloque son numéro les mains tremblantes.
* En français dans le texte original. 1 Résidence universitaire de l’université d’État de Moscou. 2 Université d’État de Moscou.
Traduction :
2024