La Pause
Récit d’une coupure dans le temps pour penser certaines choses de la vie
Retour
Les paysages natals défilent une nouvelle fois sous mes yeux. Presque rien n’a changé. Seuls quelques bâtiments sont sortis de terre le long des routes ; choses du commerce. Je cherche un peu de fraîcheur. Je n’en trouve pas. Le soleil cogne sans retenue. Il transperce un ciel vide et me colle au sol. J’étouffe.
Après une vingtaine de minutes et quelques virages serrés, j’arrive à destination : la montagne, le silence, le vide.
Je retrouve cette maison qui m’a vu grandir. Je parcours chacune de ses pièces : ces salles de jeu devenues fumoirs, ces forteresses devenues cachots. Je frôle ses murs, détruits, rebâtis, inchangés malgré tout.
Je vais dans ma chambre, celle de toujours. Le chat m’accueille. Il est allongé sur mon lit. Il est vieux, maigre, desséché et vacillant, mais son cœur palpite encore. Je le colle, je le touche, je l’aime. Ces jours à venir, j’échangerai avec lui d’ultimes tendresses avant de repartir pour sans doute ne plus jamais le revoir. Il emportera avec lui les restes de ma jeunesse.
Toutes sortes de choses se sont accumulées ici au fil du temps. Je retrouve entre autres des vestiges d’amours passés, des cadeaux jamais offerts, des photos de visages oubliés, des reliques de mon enfance, des souvenirs, des poussières.
Je me couche dans mon lit. Je me satisfais avec orgueil des années passées et j’évalue avec crainte celles à venir. Je m’assoupis. Je reçois un appel de ma mère. Alors, tu es rentré ? On se voit bientôt ? C’est bientôt la fin pour mamie, je vais la voir demain matin à l’hôpital. Est-ce que je peux venir ? Je ne pense pas que ce soit une bonne idée que tu la voies dans cet état. Je vais venir.
Je sors de ma chambre, descends l’escalier et sors sur la terrasse.
J’observe. Une volée d’oiseaux qui s’élance, des gens au retour du travail, d’autres qui dînent au soleil, les cloches de l’église qui s’agitent. D’ici comme d’ailleurs, on voit et on entend tout. Le film ancestral d’une journée au village défile une nouvelle sous mes yeux et sous ceux de chacun ; chacun spectateur de cette symbiose paisible et immuable, chacun figurant de cette mécanique verte et bien rodée, lente, mais certaine, qui s’entête à reproduire sans cesse les mêmes lendemains.
Mort — partie 1
Le lendemain matin, ma mère passe me prendre en voiture. Elle me raconte des histoires, du genre de celles qu’on raconte aux enfants pour leur faire peur. J’ai peur. On arrive à l’hôpital. Il est cosy, petit et planté dans un bien beau décor pour souffler une dernière fois. On rentre et on prend l’ascenseur. Personne ne nous arrête. L’ascenseur s’ouvre, la chambre est en face, grande ouverte, à quelques mètres.
Ma grand-mère est dans un lit, couchée sur le dos, la bouche ouverte, sans son dentier, les yeux révulsés et presque fermés. Elle est maigre. Ses respirations caverneuses et régulières chassent le silence et rythmeront cette rencontre. Cette première image est saisissante. J’étais prévenu.
Je m’approche d’elle, la salue, l’embrasse sur la joue. Elle ne répond pas, ne réagit pas, bourrée de morphine et sans forces. J’apprends qu’elle n’a rien mangé et rien bu depuis des jours.
Lever les bons gestes pour approcher un corps si fragile, prononcer les mots justes pour accompagner une âme en fuite : ma plus grosse crainte était de rester figé, de ne pas savoir comment me comporter. Étonnement, les choses se font, sans forcer, sans réfléchir. Je m’assois près d’elle, j’attrape sa main, je la caresse, je serre ses doigts. J’aimerais être avec elle, j’aimerais qu’elle ne soit plus seule. Je lui glisse quelques mots à l’oreille. Sa main se contracte sur la mienne : ça sera sa seule réaction. J’essaierai de me souvenir de ces mots ; sans succès.
Ils se sont envolés avec elle. Elle est décédée quelques heures plus tard.
Famille
À mon retour de l’hôpital, je suis attendu par mes plus proches. Quand je les aperçois, je ressens une légère joie qui s’évapore instantanément. Entre nous, il n’y aura jamais rien d’autre que ce qui a déjà été, et puisque tout est connu et égal, on ne sait plus bien comment s’étonner et s’émouvoir. Peu importe, je suis content de revoir ces visages, ces visages constants, de ceux qui ne peuvent ni décevoir ni satisfaire. Ici, on s’aime calmement, par habitude.
On boit, on mange et on discute.
Tu vas faire quoi maintenant ? Tu restes combien de temps ? C’était bien en Belgique ?
Je suis devenu un élément rare ces dernières années, j’ai donc l’attention de tous.
Une bonne heure s’écoule entre questions, réponses et silences avant que je ne commence à m’agiter.
Tu tournes de nouveau en rond ?
Oui, décidément, mes pieds ne veulent pas me coller au sol, pas ici.
Je peux prendre la voiture papa ?
J’attrape les clefs et je m’enfuis.
Amis
Je m’éloigne. Je descends vers la plaine.
J’ai rendez-vous avec de vieux amis. Les retrouvailles sont tranquilles d’apparence, mais à l’intérieur, je jubile. Eux seuls savent donner quelques flexions au récit trop linéaire de mon histoire, sans pour autant ne jamais cesser d’en faire partie. Ils portent en eux nos aventures passionnantes vécues à l’âge ou tout est permis. Nous nourrissons depuis toujours les mêmes illusions, qui parfois se dissipent, puis refont surface. Malgré la distance, nous traversons toujours ensemble ce temps qu’on a et dont on ne sait que faire. Avec eux, je respire de nouveau.
On prend la voiture pour se rendre dans tel ou tel magasin. On cherche de quoi égayer la soirée, n’importe quoi fera l’affaire. On s’arrête ici ou là pour en découdre avec l’ennui. On pousse les heures aussi tard que possible, dans la fumée et la boisson. On rigole, presque comme avant. On discute de ce qui sera et de ce qui a été : Tu te souviens, il y a 20 ans ?
Déjà je vacille, je ne tiens plus, il faut que je dorme.
Enfance
Je me réveille d’un sommeil laborieux. Oui, je me souviens.
Je me souviens des cerises qu’on attrapait dans les arbres au printemps, de la neige qui couvrait tout en hiver, des poteaux électriques qu’on escaladait secrètement, des chutes à vélo douloureuses, des lectures cachées dans la housse de couette, des lumières tamisées qui chassaient les ombres, des guerres fraternelles, presque fratricides parfois, de l’enthousiasme facile et contagieux, des premières veillées sans adultes, des premières cigarettes, des premières ivresses, des vêtements qui sentent la fumée, des premiers baisers, des excès, de l’insouciance.
Je me souviens avoir aimé et détesté, avoir ri et pleuré.
Je me souviens que cette montagne se dressait sans fin et que cette vallée s’étendait sans fond. Je me souviens que ce petit monde était gigantesque, et qu’il convenait parfaitement. Je me souviens aussi qu’un matin, il était devenu trop étroit, qu’on piétinait, qu’on butait, sur des mots, sur des envies d’autre chose.
Mort — partie 2
Trois jours plus tard, j’enfile un pantalon noir et une chemise blanche et je quitte la maison. Il est environ 13 h. J’entends les cloches résonner au loin. J’avance, mais j’aimerais reculer. Je ne suis plus qu’à une cinquantaine de mètres de l’église. Maintenant, les cloches se déchaînent, à faire trembler la terre, plus fracassantes à chacun des pas qui me mènent aux portes du sanctuaire.
La mécanique s’enraye, la pellicule s’enflamme, le film s’arrête. Ce vacarme qui retentit à l’heure du calme bouscule la symbiose paisible du village. Les habitants sont sortis de leur somnolence, arrachés à leur sommeil. Ici, la mort n’impose pas le silence, elle le brise.
La messe est dite. Filles, fils, petits-enfants, amis ; tout le monde ressort d’ici gonflé de sanglots. Je ne me retiens pas non plus. Peu importe les qualités de celle qui nous quitte ; je pleure les larmes des autres encore vivants, je pleure un nouveau pas franchi vers ma propre disparition.
Cette sinistre parenthèse est bien vite refermée. La volonté d’habitudes rétablit son autorité suprême. Chacun retourne à ses affaires, refait ce qu’il a déjà fait des milliers de fois, en attendant qu’il fasse à son tour résonner les cloches, qu’il fasse à son tour trembler le sol par son absence, et qu’il soit à son tour oublié aussitôt.
Toi
Comme un pollen en plein désert ;
Comme un banc de sable en pleine mer ;
Comme un éclair dans un ciel bleu ;
Toi, tu étais là aussi, pendant ce mois d’été ;
Toi, jamais figurante, toujours actrice ;
Toi, fracassante, seule différence.
Départ
Je pars demain à l’aube, dans quelques heures finalement.
Rien n’est clair dans ma tête. Les faits et les fantaisies se confondent. Je n’ai pas encore pris le temps de préparer mes affaires, comme si rien de tout cela ne pouvait se produire. Fiévreux, je rassemble les quelques objets que j’emporterai avec moi – amis fidèles d’aventures en attente, reliques notables d’une vie de fuite.
Je m’allonge sur le dos. Mon chat est étendu sur moi. Je n’arrive pas à dormir. Je ne fermerai pas l’œil.
J’ai peur de partir, j’ai peur de devoir revenir. J’élabore d’autres issues, plus favorables à une paix immédiate. Impossible, ces envies, ces passions m’obligent, je ne peux pas les faire taire. Je les serre, je les étouffe ; elles persistent, elles gouvernent. Elles font depuis trop longtemps mes joies et mes peines, mes abondances et mes manques, mes espoirs et mes déceptions. Elles révèlent ma faiblesse et mes larmes, mais je ne sais vivre qu’à travers elles, je ne sais rien faire d’autre que de les aimer.
Voilà, je pars.
La voiture, la route, quelques mots, l’aéroport.
Je pars car je suis vivant. Je pars car je n’attendrai pas mon tour en silence. Je pars car je n’accepterai jamais l’inévitable. Je pars reprendre mon souffle. Je pars pour faire taire ces cloches. Je pars car je suis immortel.
2024